7
Washington D.C.
Les deux hommes en costume griffé et chaussures sur mesure traversèrent rapidement la rue, en dehors du passage piétons pour ne pas être obligés de le croiser sur l’étroit trottoir. Ry O’Malley leur fit un petit signe en agitant les doigts, puis il rit tout seul en regardant ces deux costard-cravate essayer de décider s’ils devaient lui rendre son salut ou prendre leurs jambes à leur cou.
Il savait qu’il avait l’air rigoureusement terrifiant, un vrai dur avec ses cheveux longs, ses tatouages et son perfecto noir. Ce quartier de Columbia Heights flirtait depuis des années avec la boboïsation, mais il y restait suffisamment de poches irréductibles de misère et de délinquance pour que le principal sujet de conversation, à tous les cocktails, tourne autour de l’obtention d’un permis de port d’arme.
Ry tournait au coin de la rue quand il entendit dans son dos tousser et hoqueter un moteur qui aurait eu un besoin urgent d’aller faire un petit tour au garage. Le soir commençait à tomber, et il s’arrêta sous un lampadaire pour prendre un paquet de cigarettes et un briquet jetable dans la poche de son blouson. Il ne fumait pas, mais le rituel consistant à s’arrêter pour allumer une cigarette était un bon moyen de procéder à une petite reconnaissance sans en avoir l’air.
Donc, le moteur asthmatique était celui d’une petite camionnette rouge arborant sur le côté, à la peinture blanche, l’inscription GIOVANNI’S PIZZERIA. La camionnette passa en crachotant à côté de lui et s’arrêta devant une bouche d’incendie. Un jeune – coiffure iroquoise et anneau dans le nez – en descendit avec une de ces mallettes isothermes censées garder les pizzas bien au chaud mais qui ne font que les ramollir.
Ry regarda le gamin grimper les marches et sonner à la porte d’une maison en pierre brune, puis il jeta sa cigarette dans le caniveau et traversa la rue. Une lampe brillait à travers le bow-window de sa maisonnette style Queen Anne, mais elle avait été allumée par un système de minuterie.
Personne ne l’attendait à la maison pour l’accueillir.
Il pénétra chez lui en enjambant une pile de prospectus et de publicités qui s’était accumulée sous la fente de la boîte aux lettres de la porte d’entrée. Il déconnecta l’alarme, entra dans le salon, enleva son blouson et le jeta sur un canapé en cuir.
Son Walther P99 était glissé dans la ceinture de son pantalon, sur ses reins, comme chez n’importe quel voyou. Il le posa sur le coffre espagnol cerclé de fer qui lui servait de table basse. Le coffre était un cadeau de la petite amie danseuse étoile avec laquelle il avait vécu pendant un moment, jusqu’à ce qu’elle en ait assez des longues séparations et de ne jamais savoir où il était ni ce qu’il fabriquait ; jusqu’à ce qu’elle soit fatiguée de se demander si elle ne le reverrait pas la fois suivante sur un billard, à la morgue.
Il s’assit sur le coffre pour délacer ses rangers. Avec leur pointe renforcée en acier, elles pouvaient fracasser les côtes ou la tête d’un individu, mais ça les alourdissait monstrueusement. Il les retira avec soulagement et alla pieds nus dans la cuisine se concocter un martini très froid et très sec. Il ne buvait jamais quand il était en opération, et il frissonna alors que l’alcool glacé lui brûlait l’arrière-gorge.
Il s’accordait une petite pause, Stan Getz dans le lecteur de CD, et avait bu la moitié de son martini quand il remarqua le voyant rouge qui clignotait sur son répondeur.
Il attendit que meurent les dernières notes déchirantes de « Body and Soul » pour se lever et s’approcher de son bureau ancien tourné vers le grand bow-window. Dehors, dans le crépuscule violacé, il voyait son voisin essayer de défier les lois de la physique en faisant entrer son gros 4 x 4 dans une place de parking trop courte de dix centimètres. Et le colley qui habitait au coin emmenait son maître en promenade. Il les regarda aller du lampadaire à la bouche d’incendie puis au pneu de la camionnette de livraison de pizzas. Son amie la danseuse appelait ça « laisser des pipi-mails », et à ce souvenir Ry eut un fantôme de sourire.
Il tendit la main, appuya sur la touche lecture, et la voix creuse de la machine dit : « Vous avez un nouveau message. Jeudi 12 août, seize heures cinquante-trois ». Et puis la voix de son frère, une voix hachée, d’écorché vif. « Ry ? »
Le seul autre mot qu’il réussit à comprendre entre les sanglots étouffés de Dom était « mort ».
Papa ?
La gorge nouée, Ry secoua la tête. Ça ne pouvait absolument pas être leur père. Ry était rentré à la maison pour les vacances, et le vieux n’avait jamais eu l’air aussi en forme. Il portait encore le deuil de leur mère, bien sûr, et la perte de leur maison, dévastée par le cyclone Ike, mais en dehors de ça… Et merde, quand ils avaient joué au basket, à faire des paniers, le matin de Noël, Mike avait failli battre Ry à plate couture.
Avait-il eu une espèce d’accident ? Un accident de voiture ? Le vieux aimait faire du bateau dans le Golfe, à cette époque de l’année, s’il y avait eu un coup de vent…
Que disait ce foutu répondeur ? Le 12 août ? Ça faisait deux jours.
Allez, Dom, accouche. Bon Dieu, qu’est-ce qui s’est passé ?
Il entendit un bruit sourd, comme si Dom avait lâché le téléphone, et puis un éclat de rire, un claquement de boules de billard entrechoquées. Son frère répéta : « Ry ? », puis une voix de synthèse, désincarnée, réclama soixante-quinze cents pour trois minutes de plus.
Il entendit des pièces tomber dans une fente, et enfin la voix de son frère, qui paraissait maintenant terrorisé : « Oh mon Dieu, Ry. Cette femme est sortie des toilettes, elle était vraiment très rousse, et après ce que papa a dit, j’ai cru… »
Il y eut une pause, pendant que Dom reprenait sa respiration, et puis il reprit d’un ton plus calme, plus intelligible.
Mais ses paroles étaient rigoureusement incompréhensibles.
« Papa a fait une crise cardiaque, Ry. Papa est mort, et maintenant ils vont s’attaquer à nous, à cause de ce qu’il a fait. L’Assassinat avec un grand A. »
« Le quoi ? » fit Ry, mais son regard balayait déjà la rue, au-dehors, chaque molécule de son être en éveil.
Encore une inspiration hoquetante, et son frère continua : « Je sais que ça a l’air dingue, ce que je te dis, mais je ne peux pas… pas par téléphone. Il faut que tu viennes ici en vitesse, Ry, et je t’expliquerai tout… » Dom fit un bruit comme s’il avait commencé à rire, mais son rire s’était étranglé. « Enfin, je te raconterai ce que papa m’a dit, même si ça ne suffit pas, loin de là. Mais ce qu’il faut que tu saches pour l’instant, c’est qu’il se pourrait que des gens, je ne sais pas qui, essaient de nous tu… »
Ry appuya sur le bouton « stop », coupant la voix désincarnée de son frère.
La camionnette de livraison de pizzas.
La camionnette rouge qui l’avait suivi au coin de la rue et s’était arrêtée devant la bouche d’incendie il y avait plus d’une demi-heure, maintenant.
Ry se jeta par terre juste au moment où la porte latérale de la camionnette s’ouvrait brusquement et où le bow-window explosait. Un Uzi, pensa-t-il en roulant sur lui-même pour attraper son Walther sur le coffre. Il se releva d’un bond et se plaqua contre la cloison, hors de la ligne de feu de la rue.
Dans la cuisine, la porte de derrière s’ouvrit, enfoncée soit par le plus grand pied du monde, soit par un bon vieux bélier. Ry se coula au bord de l’encadrement de la porte avec son Walther et vida la moitié d’un chargeur dans le couloir. D’autres Uzi répondirent par un tir de barrage qui déchiqueta les meubles et les murs, provoquant une éruption d’échardes de bois, d’éclats de verre et de plâtre pulvérisé.
Ces gars, quels qu’ils soient, ne faisaient pas dans la dentelle. Et c’étaient des professionnels qui avaient pris le temps de coordonner leur attaque, de cerner la maison pour lui couper toute retraite avant de frapper vite et fort, et de se tirer sans attendre l’arrivée des flics. Ce qui voulait dire qu’il avait une minute, peut-être deux, avant qu’ils fassent donner l’artillerie lourde. Il avait encore deux chargeurs dans la poche intérieure de son perfecto, mais il avait besoin d’autres munitions, et d’une autre arme.
Le plan de la maisonnette était simple : la porte de devant donnait sur une petite entrée d’où partaient un couloir assez long mais pas très large qui menait à la cuisine, et un escalier qui montait vers l’étage où se trouvaient une grande chambre et une salle de bains. À gauche, la salle à manger et le salon étaient séparés par une porte coulissante. Il y avait un sous-sol, mais on y accédait par la cuisine, qui était squattée par les vandales, et c’était un cul-de-sac, de toute façon.
Il n’avait aucune issue, aucun endroit où se cacher, et il allait très vite manquer de temps.
Ry gardait ses munitions et ses armes de secours, dont un fusil à pompe calibre douze dans une armoire blindée murale, derrière un panneau en carreaux de plâtre, près de la cheminée du salon. Il vida presque tout le reste de son chargeur dans le couloir, se laissa tomber par terre et franchit la porte ouverte en roulant sur lui-même. Il rampa sur le sol, ramassa son perfecto au passage, introduisit un chargeur plein dans son flingue et balança un nouveau déluge de feu. Il reçut, en retour, une salve venant toujours de la cuisine. Il avait réussi à les ralentir mais il ne les avait pas arrêtés.
Il fit sauter le panneau mural et tourna le cadran de l’armoire blindée. Il s’était à peine écoulé deux minutes depuis qu’ils avaient fait exploser le bow-window et enfoncé sa porte de service, et pourtant il n’entendait pas encore le hurlement des sirènes dans le lointain. Le standard des flics devait être saturé d’appels après la déflagration, à l’heure qu’il était, alors où étaient-ils ces putains de flics ?
L’armoire blindée s’ouvrit avec un déclic. Il se jeta sur la poignée, ouvrit la porte à la volée…
Et merde !
La peur noua l’estomac de Ry. Les armes, les munitions, avaient disparu. À leur place, il y avait deux paquets de poudre blanche de la taille d’une brique, emballés dans du plastique transparent. D’accord, ça pouvait être du sucre en poudre, ou de la farine, mais Ry en doutait. Ce qu’il voyait ressemblait fort à six kilos d’héroïne pure.
Nom de Dieu ! Mais qui étaient ces types ? Ils avaient court-circuité son alarme à la pointe de la technologie, volé ses armes, planté la came dans son coffre-fort et mis en scène ce qui ressemblerait à un deal de drogue qui aurait mal tourné. Il savait que les flics de Washington ne viendraient plus, maintenant. Quels qu’ils soient, ces hommes avaient le bras long. Des fédéraux, probablement, et cette opération était complètement non officielle.
Il entendit des bruits dans la cuisine, un couinement de semelles de caoutchouc sur le carrelage, le déclic métallique d’armes qu’on rechargeait. Il devait y avoir trois individus, pensa-t-il, peut-être quatre. Et probablement deux autres dans la rue, près de la camionnette de pizza, au cas où, par miracle, il réussirait à sortir vivant par la porte de devant.
Une bibliothèque flanquait l’autre côté de la cheminée. Ry se releva d’un bond, se retourna et s’aplatit contre le mur. Maintenant, l’étagère le séparait de ce qui déboulerait vers lui depuis la cuisine. Comme si quelques centimètres de bouquins et de planches en noyer pouvaient stopper les neuf cent cinquante cartouches à la minute crachées par un fusil d’assaut Uzi.
Il était aussi vulnérable du côté de la rue. Au moins, les premières balles tirées à travers le bow-window avaient pulvérisé la lampe, et la pièce était plongée dans le noir. En dehors du voyant rouge de son répondeur. Il fallait absolument qu’il écoute la fin du message de Dom.
Papa est mort, et maintenant ils vont s’attaquer à nous, à cause de ce qu’il a fait.
Tu parles qu’ils allaient s’attaquer à nous ! Ils étaient déjà là. Il lui était arrivé de se faire piéger, mais à ce point-là, jamais.
Il rechargea, pointa le Walther en le tenant à deux mains vers la porte ouverte et battit des paupières pour chasser la sueur qui lui piquait les yeux.
Galveston, Texas.
Au même moment, dans le calme et le silence du Sacré-Cœur, le père Dom confessait ses fidèles. Il était assis derrière le rideau de velours rouge du confessionnal, où il faisait noir comme dans un placard. Il se sentait à la dérive, vidé de tout sentiment. Il avait même cessé d’avoir peur, mais ça, il supposait que c’était parce que le psychisme humain ne pouvait éternellement vivre sur le fil du rasoir émotionnel.
Il avait pensé à fuir, à disparaître, mais où, et comment ? Il n’en avait pas la moindre idée, et puis, d’ailleurs, il avait des obligations, des devoirs. Un prêtre ne pouvait pas plus abandonner ses ouailles qu’un père et un mari ne pouvait laisser tomber sa famille. Alors il continua à vivre sa vie.
Il avait enterré son père, célébré la messe, baptisé un bébé, lu son bréviaire, essayé de prier. Et partout où il posait le regard, chaque fois qu’il se retournait, il avait l’impression de tomber sur une rousse. Même la femme du funérarium avait les cheveux roux, mais probablement teints parce qu’elle avait au moins soixante ans. Qui aurait cru qu’il y avait tellement de rousses à Galveston ?
Il entendit une sonnerie de téléphone étouffée, au rectorat, et puis le silence. Il y avait quelque chose qui clochait. C’était trop calme. Personne n’était entré dans le confessionnal depuis un moment, maintenant, et il n’entendait pas un bruit dans la nef, pas une voix. Où étaient les touristes ? Il y en avait tous les soirs, à cette époque de l’année. Ils étaient attirés par le soleil couchant qui colorait en rose vif la célèbre coupole blanche de l’église.
Il écarta le rideau de velours pourpre pour jeter un coup d’œil au-dehors. Pas âme qui vive. Et puis un mouvement près de la grille de l’autel attira son regard, faisant battre son cœur plus vite. Une femme en robe d’été jaune vif et chapeau à large bord avait fait une génuflexion et esquissé le signe de croix. Mais elle était brune, pas rousse, et il se sentit complètement idiot.
Il laissa retomber le rideau, mais la peur était revenue, comme un coup de poing dans le ventre.
Pourquoi l’église était-elle soudain tellement silencieuse, tellement vide ? C’était bizarre…
La porte de gauche du confessionnal s’ouvrit en grinçant, le faisant sursauter. Il entendit un froissement de vêtements, devina le souffle d’une respiration retenue. Il sentit un suave parfum de jasmin.
« Bénissez-moi mon père, parce que j’ai péché. Ma dernière confession… je devrais plutôt dire ma dernière vraie confession, dans la maison de Dieu, remonte à il y a très, très longtemps. »
Une voix de femme, basse et grave, si troublante qu’il tourna la tête pour la regarder à travers le grillage, mais ne parvint pas à distinguer son visage, juste un chapeau et un nuage de longs cheveux noirs. C’est bon, se dit-il. Ça va aller.
« Notre Seigneur est partout, répondit-il, pas seulement dans la maison où on l’adore. Mais je suis sûr qu’il se réjouit quand même de votre venue. »
Elle hocha la tête, et ses lèvres s’entrouvrirent sur un doux soupir.
« Oh, mon père, vous avez tellement raison. Le temps est un concept terrestre, et Dieu est vraiment partout. Il voit tout. Mais ce que je voudrais vraiment savoir, c’est s’Il absoudra tous les péchés, même les plus terribles… Pourvu qu’une fille exprime suffisamment de regrets, bien sûr.
— Serais-je ici, dans le noir, dans cette petite boîte étouffante, par ce beau soir d’été si je ne croyais pas à la miséricorde divine ? »
Elle eut un rire délicieux, doux, mais il y manquait quelque chose, comme si c’était une espèce de jeu pour elle, un jeu auquel elle jouait… et il sut que non, ce n’était pas bon, ça n’allait pas du tout. Il le savait, instinctivement, depuis le début.
Il resta rigoureusement immobile. Il sentit avec quelle intensité elle détachait chaque mot dont l’impact résonna en lui :
« J’ai du sang sur les mains.
— Ne me tuez pas.
— La première fois que j’ai tué pour lui, poursuivit-elle comme s’il n’avait rien dit, c’était avec un couteau, et ça a fait beaucoup de saletés. Du sang, il y en avait partout, et ensuite je lui ai montré ma peau toute maculée de sang, pour qu’il sache ce que j’étais prête à faire pour lui, jusqu’où j’étais prête à aller, que j’irais jusqu’à tuer pour lui. Je pense que ça l’a choqué, mais ça lui a plu, aussi. Ça l’excitait. »
Dom sentit une bile brûlante lui remonter dans la gorge.
« Écoutez… Vous ne voulez pas faire ça.
— Oh si, en fait, j’en ai vraiment, vraiment envie. Je n’ai encore jamais tué de prêtre, et je me demande ce que ça fait. » Elle soupira. « Vous savez pourquoi je suis là, mon père. Donnez-moi le film et je vous promets de vous laisser vivre. »
Menteuse.
« C’est plutôt le contraire, non ? fit Dom, surpris par le calme de sa propre voix. Tant que j’ai le film, vous ne pouvez rien me faire. Pour le moment, il est en sûreté, bien caché, mais s’il devait nous arriver quoi que ce soit, à mon frère ou à moi…
— Oui, oui, coupa-t-elle impatiemment. Je connais la rengaine. Mais le truc, mon père, c’est que je ne crois pas que vous l’ayez. C’est choquant, je sais : quoi, vous un prêtre, en train de mentir, ici même, dans une église, en présence de Dieu ? Enfin, on sait que certains d’entre vous ont fricoté avec des petits enfants de chœur en présence de Dieu, alors, qu’est-ce qu’un mensonge ou deux à côté de ça ? »
Dom crispa si fortement les mains qu’il sentit la pulsation du sang dans ses poignets. Il devait la convaincre qu’il avait ce satané film, il le fallait, ou il était mort.
« D’accord. Donc, vous ne me croyez pas. Et si vous vous trompiez ? Pouvez-vous vraiment vous permettre de courir ce risque ? Imaginez que le film passe en boucle sur tous les écrans, d’un bout à l’autre du pays. L’homme pour qui vous travaillez, pour qui vous tuez, ça le détruirait. Et il vous détruirait à son tour. »
Elle ne répondit pas. Il sentait le mal en elle, tel un nuage empoisonné. L’existence du diable était l’un des piliers de sa foi auquel il avait toujours eu du mal à croire. Jusqu’à cet instant.
« Vais-je vous croire ? entonna-t-elle. Ou ne pas vous croire ? Je vous crois, je ne vous crois pas… Jurez-moi que vous l’avez et je vous croirai. Mais seulement si vous jurez sur votre âme immortelle. »
Fais-le, Dom. Allez, mon vieux, tu veux vivre, non ?
Il l’entendit bouger et il redressa la tête. Il vit qu’elle levait la main et il prit une rapide inspiration, mais l’instant d’après il se rendit compte que, quoi qu’elle tienne, c’était trop petit pour être une arme.
Dom entendit un déclic, et tout à coup, la voix de son père emplit le confessionnal : « Tu as intérêt à prier ton bon Dieu que Katya Orlova ne soit pas morte depuis longtemps, parce qu’elle est seule à savoir où le film se trouve aujourd’hui. Il faut que vous la retrouviez, Ry et toi, et que vous le récupériez, et en vitesse. »
Elle éteignit le magnétophone et fit un petit bruit réprobateur.
« Tss, tss, vous n’êtes pas chic, mon père. Ce n’est pas bien de me gâcher mon plaisir comme ça. Vous voyez, j’avais mis un mouchard dans la chambre d’hôpital de votre père. Un très bon mouchard, en fait, le dernier cri de la technologie, et j’ai enregistré chaque mot de sa prétendue confession, alors je savais depuis le début que vous n’aviez jamais eu le film. » Elle se mit à rire à nouveau, et Dom se demanda comment un aussi doux bruit pouvait venir d’une âme aussi vile. « Je voulais voir si j’arriverais à faire faire un aussi gros mensonge à un homme d’Église, à le faire jurer, si je l’amènerais à mettre en péril son âme immortelle alors qu’il était sur le point de mourir, mais vous ne l’auriez pas fait, hein ? Quelle déception ! » Elle poussa un soupir moqueur et laissa retomber sa main sur ses cuisses. « Quelle déception, mon père !… Vous avez presque réussi à me gâcher ma journée, et ce que je me demande c’est si vous croyez vraiment que Dieu est aussi à cheval sur ses règles ? Je veux dire, en arrivant aux portes du paradis, vous auriez pu vous contenter de lui expliquer que vous aviez des circonstances atténuantes, vous ne croyez pas ? Non ? Enfin, au moins maintenant, quand je vous aurai tué, si vous vous retrouvez au ciel, vous saurez que vous l’avez mérité. »
Il la devinait à travers l’écran grillagé, voyait ses lèvres rouge sang remuer alors qu’elle prononçait les paroles familières de l’acte de contrition :
« Mon Dieu, j’ai un très grand regret de Vous avoir offensé… »
Il vit sa main se relever, et il vit le pistolet.
Washington D.C.
Ils arrivaient par le couloir de la cuisine, groupés, se couvrant les uns les autres, crachant un rideau de feu. Mais il faudrait bien que l’un d’eux franchisse la porte en premier, et là, Ry le descendrait. Il savait qu’il allait mourir, mais il n’était sacrément pas question qu’il meure seul !
Le temps ralentit comme toujours au milieu d’une fusillade nourrie, quand chaque seconde paraît durer une vie entière et que le moindre détail semble gravé dans le cristal. Il vit danser les rideaux soulevés par le courant d’air qui entrait par la vitre pulvérisée, entendit le craquement d’une latte de parquet dans le couloir. Les éclats de verre brisé, sur les rayons de la bibliothèque, à côté de sa tête, cliquetèrent. Il leva les yeux et, à côté d’une fougère en pot, il vit…
La grenade.
Il l’avait mise sur l’étagère du haut. Un souvenir de sa première opération en Afghanistan, de fabrication russe, une relique vieille de vingt ans au moins.
Était-elle encore active ?
Le premier type entra dans la pièce. Ry lui colla une balle entre les deux yeux, tendit le bras et attrapa la grenade sur l’étagère tout en faisant feu comme un fou en direction de la porte. Il dégoupilla la grenade avec ses dents, mais garda le pouce sur la cuiller, retardant l’amorçage de l’explosif.
Un deuxième type passa la porte, le canon de son Uzi lui ouvrant la voie en répandant un déluge de feu. Ry plongea vers la fenêtre. Les balles sifflèrent, crépitèrent autour de lui, et le monde entier sembla se désintégrer en éclats de verre, de bois, de métal. Il relâcha la cuiller et compta, Un mille, deux mille…
Il lança la grenade sur le côté, la vit heurter le sol et rouler. Il plongea par-dessus le bureau et attrapa le répondeur d’une main tout en arrosant la porte avec l’autre.
Il bondit, les pieds en premier, par ce qui restait du bow-window, juste au moment où la pièce derrière lui explosait en une nuée de feu, de fumée et d’éclats meurtriers.
Ry atterrit rudement sur le sol. Le gamin coiffé comme un hérisson surgit de derrière la camionnette de pizzas en vidant le chargeur d’un de ces satanés Uzi. Ry lui tira dessus au jugé, et il eut de la chance. Le gamin décrivit une terrible pirouette, un jet de sang jaillissant de sa gorge.
Au moment où Ry se relevait tant bien que mal, il surprit un mouvement du coin de l’œil. Un grand gaillard blond aux cheveux en brosse, armé d’un pistolet semi-automatique, plongeait entre deux voitures en stationnement. Ry fit feu et continua à tirer jusqu’à ce que le chien de son revolver rencontre une chambre vide et que l’individu s’affale, sans vie, sur le capot d’une Prius blanche.
Ry traversa la route en courant, direction la camionnette de livraison de pizzas, accompagné par un concert d’alarmes de voitures, s’entaillant les pieds jusqu’au sang sur les éclats de verre des vitres brisées.
La clé de contact était toujours sur le tableau de bord de la camionnette. Tout en accélérant, Ry jeta un coup d’œil dans le rétroviseur vers ce qui restait de l’endroit qui était son toit depuis cinq ans.
Bon Dieu ! Il adorait cette petite maison.
Il conduisit la camionnette à six rues de là dans un parking souterrain, l’abandonna et trouva une voiture assez vieille pour qu’il puisse la démarrer en faisant contact avec les fils du démarreur sans déclencher une nouvelle alarme – une Cadillac Seville de 1982. Quarante minutes plus tard, il quittait le périphérique et s’engageait dans une allée privée, au fin fond des collines de l’ouest de la Virginie. Il fallait qu’il descende à Galveston, il fallait qu’il découvre ce qui pouvait bien se passer, au nom du ciel, mais il devait d’abord sortir des écrans radar.
Il regarda le répondeur posé à côté de lui, sur le siège passager.
Dom, pensa-t-il. Pourvu que son frère soit encore en vie.
Galveston, Texas.
Le père Dom voulut se précipiter hors du confessionnal. Il entendit un bruit, une sorte de crachat, et sentit une piqûre, comme un claquement de fouet, sur le côté de la tête.
Il essaya de se relever, de courir, mais ses jambes étaient empêtrées dans le rideau de velours épais du confessionnal. Il se démena, donna des coups de pied, sans parvenir à se libérer. Il entendit la fille rire et attendit la balle suivante, qui allait l’atteindre, le tuer.
Il se cramponna au rideau des deux mains, entendit un bruit de déchirure, et se retrouva libre. Il dévala en courant la nef de l’église déserte vers les grandes portes de bois qui n’auraient pas dû être fermées, mais qui l’étaient.
La voix de la fille retentit dans le grand espace voûté.
« Elles sont toutes fermées, mon père. Il n’y aucune issue, sauf par le haut, hop, hop, hop, vers le ciel… ou non, c’est selon. »
Dom courut entre les rangées de bancs vers une chapelle latérale où brûlaient des chandelles votives, et se jeta sur la porte de la sacristie.
« Vous pouvez faire une croix sur celle-ci aussi, mon père. Quand j’ai dit qu’elles étaient toutes fermées, je voulais bien dire toutes. Je ne suis pas du genre à laisser les choses au hasard, croyez-moi. »
Il était piégé à côté du petit autel de la chapelle. Elle s’avança vers lui, disparaissant dans les ombres projetées par les grandes colonnes de la cathédrale et reparaissant dans la lumière. Son pistolet pendait négligemment au bout de son bras. Il ne voyait pas complètement son visage, juste cette bouche rouge, souriante.
« Quel genre de monstre êtes-vous ?
— Ce n’est pas gentil de dire ça. J’aime ce que je fais, c’est tout. La plupart des gens détestent leur travail, et à mon avis, ça contribue pour beaucoup aux péchés auxquels vous êtes confronté, en tant que prêtre. » Dom la regarda approcher en réfléchissant à toute vitesse. Il sentait saigner l’entaille qu’il avait sur le côté de la tête, et le sang ruisseler le long de son cou, éclaboussant les dalles de marbre du sol. « Alors que moi, dit-elle, je fignole tout ce que je fais. Baiser, par exemple. Et tuer.
— Attendez ! cria Dom. D’accord, d’accord, c’est vrai. Je n’ai pas le film. Mais ça ne fait pas de moi quelqu’un de plus menaçant pour vous, au contraire, je suis d’autant moins dangereux. Allez, même si je parlais, qui me croirait ? Vous n’avez pas besoin de faire ça. »
Elle secoua la tête.
« Mon père, mon père… vous n’y comprenez vraiment rien, hein ? Enfin, les mauviettes de votre espèce ne comprennent jamais rien, de toute façon. Peu importe que vous soyez un brave type, que vous ne méritiez pas de mourir. Vous pouvez toujours geindre et implorer pitoyablement, ça n’arrête jamais les gens comme moi. Un autre pistolet y arrive parfois, mais voilà, les mauviettes n’ont jamais de flingue. »
Elle était presque sur lui, maintenant, piétinant le sol ensanglanté de ses talons aiguilles, Dom la vit lever la main. Il saisit le lourd candélabre de bronze de l’autel et le lui lança à la tête.
Elle leva les bras pour se protéger le visage. Ses chaussures dérapèrent sur le sol, et elle se rattrapa à une tablette où brûlaient des cierges pour freiner sa chute. Le fragile présentoir céda sous son poids, et elle bascula vers l’avant, au milieu des rangées de cierges allumés.
Dom se mit à courir. Il l’avait dépassée quand il entendit un souffle violent et vit, du coin de l’œil, un jaillissement de flammes.
Ses cris, rauques, terribles, le figèrent sur place. Il se retourna et vit que le chapeau de paille et la perruque brune brûlaient par terre. Mais elle ne criait plus, elle riait. Ses cheveux avaient la couleur rouge du vin sacramentel.
Elle releva son arme et la lui braqua droit entre les yeux.
« Vous auriez dû continuer à courir. »